67.
Comme je m’y attendais de la part d’Elliott, la maison de repos où séjournait ma mère était aussi somptueuse à l’intérieur qu’à l’extérieur. Moquette épaisse, lumière tamisée, tableaux de bonne facture aux murs. Je me présentai à quatre heures et demie. À l’évidence, l’hôtesse avait été avertie de ma visite.
« Votre mère vous attend », dit-elle d’une voix mélodieuse qui s’accordait à la perfection au décor. « Sa suite se trouve au troisième étage avec vue sur le parc. Je vais vous accompagner. » Elle se leva et me conduisit à l’ascenseur, dont la cabine luxueuse était équipée d’un banc recouvert de velours et manœuvrée par un liftier.
« La suite de Mme Olivia, je vous prie, Mason », murmura mon aimable accompagnatrice. Je me rappelai que dans certaines cliniques psychiatriques les noms propres n’étaient jamais prononcés. C’est aussi bien ainsi, pensai-je. Les autres pensionnaires n’ont pas à savoir que Mme Charles MacKenzie Senior se trouve parmi eux.
Au troisième étage, nous sortîmes et parcourûmes le couloir jusqu’à la suite qui occupait l’angle du bâtiment. Après avoir frappé à la porte, la jeune femme l’ouvrit. « Madame Olivia », appela-t-elle, d’une voix un peu plus forte mais toujours parfaitement modulée.
Je la suivis dans un ravissant petit salon. J’ai vu des photos du Plaza Athénée à Paris et j’eus l’impression de pénétrer dans l’un de ces luxueux appartements privés. Puis maman apparut dans l’embrasure de la porte de sa chambre. Sans un mot l’hôtesse disparut et nous restâmes seules à nous regarder.
Toutes les impressions contradictoires, les rafales d’émotions que j’avais ressenties la semaine passée quand maman s’était réfugiée chez Elliott me submergèrent. Culpabilité. Colère. Amertume. Puis elles s’évanouirent et seul resta l’amour que j’éprouvais pour elle. Son beau regard était empli de tristesse. Elle m’observait d’un air incertain, comme si elle ne savait à quoi s’attendre de ma part.
Je m’approchai d’elle et l’entourai de mes bras. « Je suis tellement désolée, dis-je. Tellement désolée. À quoi bon répéter “si seulement je n’avais pas essayé de retrouver Mack”, je peux simplement te dire que je donnerais ma vie pour défaire ce que j’ai fait. »
Puis je sentis ses mains dans mes cheveux, aimantes, réconfortantes, me caressant comme à l’époque de mes chagrins d’enfant. Et je compris qu’elle ne m’en voulait plus.
« Carolyn, nous verrons la fin de ce cauchemar, dit-elle. Quel que soit le tour des événements. Si Mack est coupable de ce dont on l’accuse, une chose est certaine, il n’a pas tous ses esprits.
– Que sais-tu ?
– À peu près tout, je suppose. Hier, j’ai dit au Dr Abrams, mon psychiatre, que je n’avais plus besoin d’être tenue à l’écart. Je suis libre de m’en aller d’ici quand je le désire, mais je préfère apprendre tout ce que je dois savoir tant que je peux en parler avec lui. »
Je retrouvais la mère que j’avais craint d’avoir perdue, celle qui avait permis à mon père de ne pas perdre la tête quand Mack avait disparu, celle dont la première pensée avait été de me protéger lorsque papa avait péri dans la tragédie du 11 Septembre. J’étais alors en première année à Columbia et j’avais passé la nuit à la maison. Je dormais encore quand le premier avion s’était écrasé. Horrifiée, maman avait regardé toute la scène. Le bureau de papa se trouvait au 103e étage de la tour nord, la première à avoir été touchée. Elle avait essayé de lui téléphoner et était parvenue à lui parler. « Liv, le feu a atteint l’étage en dessous, lui avait-il dit. Je ne crois pas que nous nous en tirerons. »
La communication avait été coupée et, quelques minutes plus tard, elle avait vu la tour s’effondrer. Elle ne m’avait pas réveillée mais quand j’avais ouvert les yeux, je l’avais trouvée assise dans ma chambre, en larmes. Puis elle m’avait bercée dans ses bras pendant qu’elle me racontait ce qui était arrivé.
C’était ma mère telle que je l’avais toujours connue jusqu’à ce que peu à peu, année après année, l’appel de Mack le jour de la fête des Mères finisse par l’anéantir.
« Maman, puisque tu te sens bien dans cette maison, je crois que tu devrais prolonger ton séjour, dis-je. Tu ne serais pas heureuse à Sutton Place avec toute cette agitation, et si tu retournes chez Elliott, les journalistes l’apprendront sur-le-champ et ne te laisseront pas en paix.
– Je comprends, mais toi, Carolyn ? Je sais que tu n’as pas envie de te réfugier ici, mais n’y a-t-il pas un endroit où tu pourrais leur échapper ? »
On ne s’échappe pas en se cachant, pensai-je. « Maman, je crois nécessaire de rester sur place, visible aux yeux de tous. Parce que, jusqu’à preuve du contraire, je continuerai à croire et à clamer que Mack est innocent.
– C’est ainsi que ton père aurait agi. » Elle eut un vrai sourire. « Viens. Asseyons-nous. Je donnerais beaucoup pour qu’on nous serve un verre, mais ce n’est même pas la peine d’y songer dans cet établissement. » Elle me regarda, un peu anxieuse. « Tu sais qu’Elliott va venir ?
– Oui. J’ai hâte de le voir.
– Il a été solide comme un roc. »
J’avoue que j’éprouvai en l’entendant un pincement de jalousie dont je me sentis aussitôt coupable. Elliott était un roc, certes. Deux semaines plus tôt, maman avait dit qu’il était son soutien. Ma culpabilité s’envola à la pensée qu’Elliott était peut-être sur le point d’annoncer que nos problèmes lui pesaient trop. Les mots de Jackie me revinrent à l’esprit. Les apparences comptent énormément pour les gens comme Elliott…
Mais, dès son arrivée, toutes mes inquiétudes se dissipèrent. En réalité, à sa manière guindée et touchante, il souhaitait que je donne ma bénédiction à son mariage avec maman. Il s’assit à côté d’elle sur le canapé et s’adressa à moi avec gravité.
« Carolyn, tu sais que j’ai toujours été très attaché à ta mère. Elle a toujours représenté pour moi un rêve inaccessible. Cependant, aujourd’hui je sais que je peux lui offrir la protection d’un mari à un moment difficile de sa vie. »
Je me devais de le mettre en garde. « Elliott, si Mack devait un jour être traduit devant la cour, accusé d’être un tueur en série, vous imaginez bien que le tapage sera énorme. Certains de vos clients n’apprécieront peut-être pas que leur conseil financier se retrouve tous les jours cité dans les journaux à scandale. »
Elliott se tourna vers maman avant de me répondre avec un éclair de malice dans les yeux : « Carolyn, c’est mot pour mot ce que m’a dit ta mère. Mais crois-moi, je préférerais envoyer balader tous mes distingués clients plutôt que de ne pas être un seul jour auprès d’elle.
Nous fêtâmes calmement cette décision dans l’une des salles à manger privées. Nous convînmes qu’il valait mieux qu’ils se marient aussi tôt et discrètement que possible. Je rentrai à la maison le soir même, rassurée au sujet de maman, mais avec l’étrange sensation que Mack essayait d’entrer en contact avec moi. Il me semblait presque sentir sa présence dans la voiture. Pourquoi ?
Pas un seul journaliste autour de Sutton Place. Je me mis au lit et regardai le bulletin de onze heures. Ma déclaration était rediffusée, je paraissais véhémente, sur la défensive. Selon certaines fuites, peut-être organisées, Leesey avait dit que Mack était son ravisseur.
J’éteignis la télévision. L’amour ou l’argent, pensai-je en fermant les yeux. D’après Lucas Reeves, telles étaient les deux causes principales de la plupart des crimes. L’amour ou l’argent. Ou le manque d’amour, en ce qui concernait Mack.
À trois heures du matin, j’entendis la sonnerie de l’interphone. Je bondis hors du lit et allai précipitamment décrocher l’appareil. C’était le concierge. « Je suis vraiment désolé, mademoiselle MacKenzie. Quelqu’un vient de déposer une note au portier en disant de vous la remettre immédiatement, que c’était une question de vie ou de mort. »
Il hésita avant d’ajouter : « Toute cette publicité a peut-être donné à quelqu’un l’idée d’une horrible plaisanterie, mais…
– Apportez-la tout de suite », dis-je.
J’allai à la porte et attendis que Manuel apparaisse dans le couloir et me tende une enveloppe blanche. La note qu’elle contenait était écrite à la main sur du papier à lettres sans en-tête.
Elle disait : « Carolyn, je t’envoie ce billet par porteur car ton téléphone est peut-être sur écoute. Mack vient de m’appeler. Il veut nous voir tous les deux. Il nous attend à l’angle de la 104e Rue et de Riverside Drive. Retrouve-moi là-bas. Elliott. »